En 2015, la plateforme de publication Criminocorpus a bénéficié de la création
d’une unité de service dédiée à sa pérennisation et à son développement
[6]. Cette consolidation
institutionnelle a permis de repenser totalement les objectifs, la
structuration et la visualisation du contenu du site portail. Initiée dans le
cadre d’un séminaire à l’EHESS en 2014-2015, notre réflexion collective avait
en effet abouti à la nécessité d’une refondation de notre site principal pour
le mettre en adéquation avec une nouvelle forme susceptible de maintenir notre
objectif de restitution plurielle combinant histoire publique et ressources
pour les chercheurs du domaine. Nous avons alors définitivement renoncé à la
notion même de site portail pour créer le premier Musée virtuel d’histoire de
la justice
[7]. On peut
relever d’ailleurs des points communs dans la réflexion que nous avons menée
avec les collègues des musées « réels » qui se sont emparés très tôt, pour
certains, des dispositifs numériques. En effet comme le souligne F. Andreacola
(2014) [
Andreacola 2014], les bases de données de collections
n’offrent pas uniquement une gestion des documents. Elles sont aussi porteuses
d’enjeux et d’objectifs de médiation avec le public nécessitant une
collaboration entre les institutions dans le partage et la transmission des
contenus numérisés. Les nouvelles technologies élargissent les lieux de partage
et de savoir à des temporalités étendues et des espaces non circonscrits à
l’espace muséal traditionnel. Comme le souligne A. Mathey, « Dans un cadre culturel et
patrimonial, ce rêve s’inscrit dans le prolongement du musée imaginaire
de Malraux, un musée hors les murs, accessible à tous »
[
Mathey 2006, 10].
Le musée virtuel d’histoire de la justice
Ouvert en septembre 2016, ce nouveau site reprend l’intégralité des
ressources du portail en maintenant les expositions et
les collections et en créant trois nouvelles entrées
(visites, repères, outils). Il anticipe l’ouverture à venir de sections
collaboratives pour la cueillette des données. Il propose un affichage
adapté aux supports mobiles et améliore la visualisation des liens internes
au site par l’ajout d’une colonne de navigation optionnelle. Enfin,
l’affichage par vignettes est largement étendu par l’adoption de grilles
tactiles.
L’adoption de cette nouvelle forme éditoriale est l’aboutissement de dix
années de partenariats et de réalisations numériques mises à la disposition
de tous en libre accès. Elle est aussi l’expression de la conviction que les
humanités numériques peuvent contribuer d’une manière décisive à une
compréhension mieux partagée de la législation, des politiques, des
procédures, des lieux, des professionnels de la justice et des justiciables,
à condition que les historiens acceptent, sans rien céder aux exigences
scientifiques de leur discipline, d’élaborer des formes de restitutions
accessibles au public dans une double démarche d’information et
d’appropriation par les citoyens [
Renneville 2015]. Le terme
« musée virtuel » a été défini comme suit :
[…] une collection d’objets
numérisés articulée logiquement et composée de divers supports qui,
par sa connectivité et son caractère multi-accès, permet de
transcender les modes traditionnels de communication et d’interaction
avec le visiteur […] ; il ne dispose pas de lieu ni d’espace réel, ses
objets, ainsi que les informations connexes, pouvant être diffusés aux
quatre coins du monde.
[Schweibenz 2004]
Un « cybermusée » ne possède pas de réserves pour
conserver les objets de patrimoine matériel et il ne dispose pas de bâtiment
pour l’accueil du public. Ce sont là des limites concrètes et
incontournables. Pour le reste, notre espace muséal prend en charge des
missions classiquement dévolues aux musées. Il vise à constituer un
patrimoine unique relatif à l’histoire de la justice à des fins de
conservation, d’étude, d’exposition, de diffusion et de transmission. Il est
le lieu d’accueil et d’expérimentation de scénographies, d’esthétiques et de
nouvelles écritures numériques afin de combiner, par exemple, la
déterritorialisation de son espace avec la géolocalisation de certains
objets. Nous espérons ainsi construire un espace où l’on fera la part belle
à l’expérience sensorielle, tant il est vrai que l’histoire est aussi
affaire de perception mentale, de visualisation, de sonorité, de toucher,
d’odeurs et de goût. Le numérique s’ouvre aujourd’hui à la production d’une
immersion proche de la cinématographie. On peut parier que l’avenir abolira
cette limite liée à une visualisation sur écrans [
Renneville, Sanchez et Victorien 2015].
En recomposant ses contenus sous la forme d’un musée, Criminocorpus entend
poursuivre ses missions d’édition et de recherche tout en s’adressant à un
plus large public, afin de contribuer à une meilleure connaissance partagée
de l’histoire méconnue de la justice, des crimes et des peines. La
muséologie numérique centrée sur le visiteur, présentée notamment par
Ioannis Kanellos (2009) [
Kanellos 2009], est au cœur de notre
volonté d’améliorer la présentation du site : l’idée directrice est d’offrir
plusieurs accès, plusieurs modes de visites aux utilisateurs en fonction de
leurs besoins et de leurs déambulations dans notre musée.
Librement accessible et totalement gratuit, le Musée est hébergé par la Très
Grande Infrastructure de Recherche (TGIR) Huma-Num, ce qui lui assure un
service de disponibilité optimale et une sauvegarde fiable des données. Il
présente à son ouverture un éventail de ressources numériques sans
équivalent pour explorer la justice et son histoire. Le site est organisé en
cinq rubriques proposant des expositions thématiques (prisons, bagnes, peine
de mort, art et justice), des visites de lieux de justice, des collections
d’objets et de documents, des repères juridiques et chronologiques ainsi que
des outils et des instruments d’étude et de recherche.
Le Musée donne accès à 30 expositions richement illustrées à travers cinq
parcours thématiques : « En prison », « Au bagne », « Suspects,
accusés, coupables », « Art et justice », « Peine de mort ».
Ces expositions sont des productions numériques originales ou le portage en
ligne d’expositions initialement organisées dans des musées, bibliothèques
ou centres d’archives. Ce portage offre la possibilité aux auteurs de voir
leur travail valorisé et conservé sur le long terme. Mais il permet surtout,
dans le cadre du portage d’une « exposition institutionnelle », de
l’ouvrir à un plus grand nombre de visiteurs en élargissant considérablement
le spectre de sa diffusion. Citons, entre autres, le partenariat établi
entre Criminocorpus et les Archives nationales qui a permis la mise en ligne
des expositions « Fichés ? Photographie et
identification du Second Empire aux années 60 » ou « La Révolution à la poursuite du crime ! ». Alors
que la première n’a été visible que du 27 septembre au 26 décembre 2011 et
que la seconde ne l’a été que du 18 novembre 2009 au 15 février 2010, elles
sont désormais toutes deux visibles en ligne (dans leur déclinaison
numérique) et ce, sans limite de temps. Ces expositions peuvent être soit
uniques (mais leurs auteurs conservent la possibilité de les modifier
a posteriori), soit ouvertes. Dans ce
cas, il s’agit d’expositions qui peuvent être continuellement enrichies,
comme par exemple l’exposition « La mémoire des
murs », coordonnée par Jean-Claude Vimont. Cette exposition,
consacrée aux graffitis pénitentiaires, se décline sous la forme de
chapitres réalisés par différents auteurs : « Les
graffitis de la maison centrale de Clairvaux » par Laure Bulmé ;
« Les graffitis contemporains du château de
Gaillon » par Dominique Pitte, France Poulain et Jean-Louis
Breton ; etc. Certains auteurs sollicitent spontanément Criminocorpus,
tandis qu’une veille assurée par l’équipe assure la sélection de projets
d’expositions virtuelles en démarchant directement les auteurs. Le portage
en ligne est assuré gratuitement et l’auteur reste maître d’œuvre jusqu’à la
publication finale : le projet de numérisation est discuté et élaboré en
amont avec l’équipe de Criminocorpus qui accompagne le projet tout au long
de son processus de mise en ligne. En parallèle, certaines expositions
virtuelles ont été traduites en anglais afin de les rendre accessibles au
public anglo-saxon (et au-delà). Cette volonté va se poursuivre afin de
renforcer l’attractivité de ce module auprès de partenaires situés hors de
l’Hexagone ou de la zone francophone. Ces expositions virtuelles constituent
une porte d’entrée visuelle pour un public large et pas forcément
sensibilisé à l’histoire de la justice. Elles constituent également un
module de vulgarisation rendant accessible auprès du plus grand nombre des
productions scientifiques relativement exigeantes. Elles permettent ainsi
aux historiens de diffuser leurs travaux de recherche auprès d’un public
auquel ils n’étaient pas destinés initialement. Par exemple, l’exposition
dédiée au pénitencier de Saint-Jean-du-Maroni, est issue d’une étude sur
l’architecture de cet ancien pénitencier commandée par la municipalité de
Saint-Laurent-du-Maroni [
Sanchez 2013]. Elle se décline sous
la forme de notices des différents bâtiments encore visibles sur place
aujourd’hui et d’une mise en perspective historique de la construction et de
l’aménagement du pénitencier de 1887 à 1943. Son illustration repose sur des
plans conservés aux ANOM et sur une série de photographies réalisées en 2009
au cours d’un séjour en Guyane. Ce matériau a ensuite été converti en une
exposition virtuelle du pénitencier visible sur le site Criminocorpus [
Gimenez et Sanchez 2013].
Ce module de visite virtuelle du pénitencier de Saint-Jean assure également
la connaissance et la promotion des réalisations conduites au niveau local
par des acteurs guyanais pour la sauvegarde et la valorisation des vestiges
des bagnes coloniaux. Après avoir obtenu le classement du camp de la
transportation au titre des Monuments Historiques en 1995, la ville de
Saint-Laurent a obtenu le label « Ville d’art et
d’histoire » en 2005. Cette reconnaissance institutionnelle
consacre les efforts conduits, entre autres, par la municipalité de
Saint-Laurent et la Direction de l’action culturelle Guyane. Cette dynamique
s’est poursuivie par l’inauguration, en novembre 2014, d’un Centre de
l’interprétation de l’architecture et du patrimoine situé au sein du camp de
la transportation qui propose, notamment, un parcours d’exposition permanent
dédié à l’histoire du bagne colonial de Guyane. La visite virtuelle de
Saint-Jean participe de ce mouvement en offrant au public la possibilité de
visiter ces vestiges et d’obtenir des informations sur l’histoire des
relégués. Elle vise tout à la fois à donner accès au public situé hors de
Guyane à ce patrimoine ou à ceux qui souhaitent organiser leur visite ou qui
l’ont déjà effectuée de la préparer ou de l’approfondir. Par la suite, de
nombreuses autres expositions dédiées aux bagnes coloniaux, notamment
australiens et néo-calédoniens, ont été réalisées.
Ces visites proposent en outre aux visiteurs de poursuivre leur navigation
vers d’autres modules complémentaires consacrés au bagne qui pourraient être
perçus comme moins attractifs de prime abord et vers lesquels ils ne se
seraient pas forcément orientés (comme la base de données sur les relégués
ou la chronologie sur la récidive). Ainsi, ces visites dépassent
matériellement les limites fixées à l’accès aux productions scientifiques
tout en les valorisant auprès d’un plus large public. Elles offrent de
nouvelles perspectives de recherche et des modalités de travail très
stimulantes pour les chercheurs qui peuvent tout à la fois diffuser les
résultats de leurs recherches auprès de publics éloignés et adapter leurs
méthodes aux exigences fixées par les humanités numériques et leurs
différents supports.
Dans le cadre de ses visites virtuelles, le Musée invite par cette nouvelle
rubrique à pénétrer et à découvrir des lieux de justice habituellement
fermés, réservés ou disparus : prison de la Santé à Paris, ancienne prison
du Havre et, depuis le mois d’octobre 2016, le palais de justice de Paris,
dans le cadre d’un projet pédagogique innovant piloté par Sciences Po. Ces
parcours multimédias donnent accès au fil du thème choisi, à la visite des
lieux, à des entretiens filmés, à des témoignages, à des objets du quotidien
et à des documents rares. Chacune de ces visites est l’occasion de suivre
des liens vers les autres ressources du Musée et de la revue Criminocorpus.
Ces visites sont aussi un moyen de contribuer à la conservation patrimoniale
des lieux de justice qui ne sont désormais plus visibles ou qui ont subi
d’importants travaux suite à leur fermeture. Elles saisissent à un moment
donné le fonctionnement et l’état d’un bâtiment puisque chacune de ces
visites est présentée par des agents y ayant exercé tout ou partie de leur
carrière. Par exemple, pour la maison d’arrêt de la Santé, fermée en juillet
2014 pour la réalisation d’une importante campagne de travaux, un
surveillant présente chacune des pièces accessibles en prenant le soin de
fournir des informations aux visiteurs. Ces visites font ainsi en sorte de
pouvoir conserver le témoignage des pratiques professionnelles de ces
agents : le métier de surveillant ou de magistrat ne s’exerce effectivement
pas de la même façon dans un établissement datant du xixe (ou en-deçà) que dans un autre
datant du xxie siècle.
Elles constituent une mémoire pour les agents qui ont réalisé leur carrière
dans ces lieux. Elles présentent enfin une dimension civique en donnant la
possibilité à tout citoyen de pénétrer dans des lieux de justice, notamment
des lieux d’exécution des peines comme les prisons, et de prendre conscience
de la réalité de la détention ou de l’organisation de la justice. Ces
modules peuvent donc faire l’objet d’une utilisation pédagogique de la part
des enseignants ou des formateurs dans les écoles publiques (École nationale
de la magistrature, École nationale d’administration pénitentiaire).
Les collections thématiques du Musée rassemblent un ensemble documentaire
particulièrement riche sur l’histoire de la justice, du crime et des peines.
Les documents numérisés sont des reproductions dont les originaux sont
conservés dans différents services, institutions publiques (Archives
nationales, archives départementales, musées, bibliothèques) ou
appartiennent à des collections privées (chercheurs, collectionneurs). Il ne
s’agit pas de mettre en ligne des corpus numérisés en masse à l’instar des
grandes institutions de dépôts et de conservation, mais bien d’offrir aux
utilisateurs une sélection de documents utiles à la recherche, rares et
précieux, accompagnés d’un appareil descriptif renvoyant à des ressources ou
à des analyses complémentaires en ligne. Les collections donnent ainsi accès
à des documents de nature très diverses : manuscrits, tapuscrits, imprimés,
sources sonores ou vidéos, plaques de verre, articles de journaux, ouvrages
rares, photographies, etc. On trouvera notamment deux séries de journaux de
faits divers criminels de l’entre-deux-guerres conservés par la Bibliothèque
des Littératures policières : une série complète de Police magazine couvrant la période 1931- 1939 (plus de 350
numéros) et une série complète de Détective
couvrant les années 1928 à 1940 (582 numéros). Ces séries ont en outre fait
l’objet d’un traitement par reconnaissance optique de caractères (OCR)
facilitant la navigation et l’utilisation de ces données par leur
interrogation par mots-clés. L’ensemble de ces collections fait l’objet
d’une exposition des métadonnées en RDFa pour un moissonnage par
Rechercheisidore.fr. Un entrepôt OAI-Pmh sera prochainement mis en place
pour les collections intéressant la bibliothèque Gallica de la BnF.
Le Musée offre également des informations fiables conduisant le lecteur à se
repérer dans le temps et l’espace judiciaire. Ces « Repères » mettent à
disposition des corpus juridiques, des chronologies et les textes de lois
qui y sont liés. On y trouvera notamment toutes les versions du Code civil,
de 1804 à 2004, ainsi que toutes les versions de l’Ordonnance du 2 février
1945 sur la justice des mineurs.
Enfin, le musée met à disposition des données numériques et des instruments
d’exploration visant à faciliter les études et les recherches sur l’histoire
de la justice, des crimes et des peines. On trouve notamment, dans la
rubrique « Outils », la Bibliographie d’histoire de la justice
(1789-2011), interrogeable en ligne, et des bases de données issues de la
recherche (Davido. Statistiques criminelles de 1831 à 1981, Transportés,
Relégués, Internés à Bicêtre).
Le Musée d’histoire de la justice des crimes et des peines de Criminocorpus
doit être perçu comme une œuvre ouverte : un lieu à visiter sans attendre,
mais encore en construction, car ce nouveau musée virtuel n’est pas « l’extension d’un musée physique » mais
bien un « projet en soi, un musée en
soi »
[
Besnard 2013, 283]. Il va notamment contribuer à saisir, dans le domaine judiciaire, la
valeur des multiples déclinaisons du patrimoine immatériel que nous offre le
passé, qu’il s’agisse du patrimoine juridique constitué par la somme des
lois de notre pays, du patrimoine scientifique des recherches réalisées sur
la justice, ou encore du patrimoine à recueillir par la sauvegarde des
traces des sujets de cette histoire. Le Musée reconduit ainsi l’objectif
initial de construire une histoire publique de la justice en offrant les
ressources de la recherche sous des formes accessibles au plus grand nombre.
Il nous offre aussi l’opportunité d’aller plus loin et de rendre cette
histoire participative, pour que chacun de transmettre des informations ou
des documents utiles. La première étape de cette phase de co-élaboration
s’est concrétisée en 2017 avec un recueil participatif d’informations porté
par le projet HUGO, qui vise à initier un inventaire géolocalisé du
patrimoine des lieux de justice financé par la mission de recherche Droit et
Justice.