Digital Humanities Abstracts

“Cocteau multimédia”
Johanne Bénard Études françaises, Queen's University benardj@qsilver.queensu.ca

1. Introduction

Je voudrais présenter ici un module informatisé destiné à l'enseignement de la littérature. Ce document, qui a été créé et testé au cours des deux dernières années, en est toujours au stade expérimental. Or, bien que son utilisation continue de susciter des questions sur le rôle de l'informatique dans l'enseignement des humanités, et plus spécifiquement des études littéraires, l'expérience aussi bien que la réflexion qui l'a accompagnée m'autorisent déjà à faire certaines propositions.

2. Description du module

Je dois préciser d'abord que ce module littéraire n'est qu'un des volets d'un document tripartite qui comprend une partie visant l'enseignement du français langue seconde et une partie utilisée dans un cours de linguistique.° Il a été créé en ciblant une clientèle spécifique, soit les étudiants d'un cours d'introduction à la littérature française et québécoise de deuxième année de Queen's, qui, bien qu'anglophones pour la majorité, ont une assez bonne maîtrise du français. Le texte choisi, qui fait partie du programme du cours, est un roman de Jean Cocteau: Les Enfants terribles (Paris: Grasset, 1925). Il s'agit donc essentiellement d'un document de référence, qui sert d'appoint aux séances régulières de cours et permet à l'étudiant de poursuivre l'exploration du texte de façon individuelle. Le module comporte deux sections distinctes: une partie multimédia, avec des documents visuels et audio qui donnent des informations contextuelles, puis une partie axée sur l'interactivité, avec l'étude d'un extrait du roman.

3. Le multimédia

Le choix de Cocteau n'est pas arbitraire. Pour autant que l'on donne au terme un sens large, on pourrait dire que cet écrivain français du début du siècle pratiquait déjà le «multimédia». Non seulement Cocteau s'adonnait-il à tous les genres littéraires (poésie, roman et théâtre), mais encore explorait-il plusieurs médias: la peinture et le cinéma, qui lui ont valu une oeuvre importante, de même que la danse et la musique, qui lui ont inspiré des collaborations multiples avec d'autres artistes. Dans une première section du module, on trouvera ainsi une bio-bibliographie partielle (allant de 1889, année de la naissance de l'auteur, à 1925, date de la publication du roman étudié) qui permet de mesurer le caractère multiforme de l'oeuvre. De façon très modeste, je me suis contentée par ailleurs d'insérer quelques dessins de Cocteau. Idéalement, on trouverait dans cette partie divers liens nous faisant accéder à des extraits de films, de musique ou d'opéra. Mais il n'est pas sûr que cela soit possible dans un avenir immédiat, à cause des limites imposées par la technologie (je pense surtout aux documents vidéo pour lesquels nous ne disposons pas le plus souvent d'une mémoire suffisante) et à cause de la délicate question des droits d'auteur. En fait, j'ai pu constater la difficulté d'obtenir des permissions pour la reproduction de deux documents audio du module.° Au moment de la rédaction de ce résumé, toutes les questions de droit n'ont d'ailleurs pas été réglées. Il y a d'abord la chanson "Make believe" (tirée de la comédie musicale Show Boat), «sous l'obsession» de laquelle Cocteau déclare, dans son journal Opium (Paris: Stock, 1930), avoir écrit Les Enfants terribles, puis une adaptation radiophonique du roman par Agathe Mella (datant de 1947) dans laquelle a joué l'auteur. Je ne serai pas la première du reste à rendre compte du caractère fastidieux des demandes d'autorisation de reproduction de documents. Le jeu en vaut-il la chandelle? S'il s'agissait simplement d'enjoliver le texte de Cocteau, il ne fait aucun doute que l'entreprise n'en vaudrait pas la peine. C'est ainsi que je ne donne pas le même poids aux deux documents audio que j'ai intégrés. Il serait souhaitable, certes, que l'audition de "Make believe" puisse susciter chez l'étudiant une réflexion sur le processus de création et amener une étude comparative des thèmes de la chanson et du roman. Mais l'expérience m'a démontré que cette chanson, en partie peut-être à cause de ces connotations populaires, avait plutôt pour effet d'éloigner l'étudiant du roman de Cocteau. C'est d'ailleurs l'un des dangers du multimédia que de donner l'impression d'alléger le texte littéraire en le présentant parmi des documents qui peuvent paraître plus accessibles. Les différentes promenades à l'intérieur du module nous feraient dès lors tourner autour du texte principal, sans nous inciter à y entrer. L'ordinateur dans ce cas nuirait plus à l'enseignement de la littérature qu'il ne le servirait. Quant à l'adaptation radiophonique, du fait probablement de son caractère inusité (du moins pour l'étudiant des années 90 qui n'a pas l'habitude de ce genre d'utilisation de la radio), et de sa ressemblance au texte de Cocteau, elle semble heureusement n'avoir pas eu le même effet de diversion. Quoi qu'il en soit, tout peut être et devrait être récupéré dans la salle de classe, où l'on peut faire retour sur l'exploration individuelle du module. C'est à mon avis une façon de contrecarrer les deux effets négatifs du «médium» ordinateur pour l'enseignement de la littérature, soit ce que j'appellerais le nivellement de l'information (tous les documents se valent, voire sont substituables) et sa dilution (les documents les plus accessibles nous offrent une version digérée du texte littéraire). À partir de l'audition des deux documents audio, j'ai ainsi discuté avec mes étudiants des différentes modalités du travail de réécriture de toute adaptation et des implications des passages d'un médium à un autre. Ce qui permet d'évaluer le bien-fondé des démarches relatives aux droits d'auteur, c'est donc en dernier lieu aussi bien la pertinence du document à reproduire que l'encadrement que l'enseignant est prêt à donner dans ses cours, pour tirer le maximum du module.

4. L'analyse textuelle

Dans les quatre parties qui composent la deuxième section du module, il s'agit pour l'étudiant d'explorer différents aspects d'un court extrait du roman: le premier chapitre. La formule paraît semblable à ce que l'on trouve dans la plupart des manuels de littérature qui montrent à l'étudiant comment pratiquer l'exercice du commentaire de texte. Pourtant, le changement de forme (de la page imprimée à la page électronique) occasionne un important changement au niveau de la perspective d'analyse. Ainsi, le grand avantage de l'ordinateur est de garder intact le texte de base, qui ne révélera les commentaires du professeur que s'ils sont activés par l'étudiant. Les explications sur le système narratif, la valeur des temps verbaux, les désignateurs ou les figures de style, dans le module «Cocteau multimédia», se présenteront donc sous forme de couches successives. En passant d'un lien à un autre et d'une partie à l'autre, l'étudiant aura l'impression de découvrir la structure profonde du texte. Mais, surtout, l'ordinateur permet ici à l'étudiant de réaliser diverses potentialités du texte, en créant des variantes qui mettront en évidence la spécificité du texte «original». Le principe de base s'apparente à celui de la commutation, qui a fondé en quelque sorte la linguistique structurale. De la même façon qu'on change les phonèmes d'un mot pour découvrir les oppositions fondamentales d'une langue, on peut modifier les temps de verbes ou les désignateurs d'un texte littéraire pour comprendre son fonctionnement. Dans le module, l'étudiant est ainsi invité à faire passer le récit de Cocteau du présent à l'imparfait, pour découvrir tout autant les effets de ce changement que la valeur prêtée au temps premier. Un commentaire initial est complété par différents liens dans le texte qui montrent le danger d'une modification unilatérale de tout l'extrait -- à cause de la concordance des temps ou de la logique narrative. De même, l'étudiant pourra tester sa connaissance du système de conjugaison du français en vérifiant chaque entrée.° Quant à la partie sur les noms des personnages, on proposera à l'étudiant une deuxième version d'une partie du chapitre où la périphrase («l'élève pâle»), maintes fois utilisée, aura été remplacée par le nom propre (Paul) du personnage. La comparaison entre les deux versions fait bien voir l'effet de contraste de la version originale, où le personnage qui est désigné par un nom propre (Dargelos) est aussi présenté comme une idole ou un dieu, tandis que Paul n'a en quelque sorte pas d'identité propre. En alignant différentes variantes d'un texte ou en réalisant différents paradigmes, l'ordinateur sert alors tout à fait l'étude du texte littéraire; le nivellement qui pouvait apparaître comme un danger au niveau du multimédia s'avère ici plutôt un gain. C'est pour cette raison d'ailleurs que la deuxième section du module est pour moi la plus prometteuse. J'y vois pour l'avenir, par rapport à mon enseignement, le modèle de nombreuses applications. J'envisage même déjà la création d'un module destiné à un cours plus avancé, qui a pour objet l'approche linguistique du texte littéraire -- où les questions du nom propre et des temps verbaux sont justement centrales.°

5. Conclusion

Mais qu'adviendra-t-il du module «Cocteau multimédia»; se développera-t-il au-delà du stade expérimental? La réaction des deux groupes d'étudiants qui l'ont éprouvé m'est apparu à ce jour suffisamment positive pour que je pense donner suite au projet et ajouter différentes parties aux deux sections. Je sais maintenant toutefois que l'efficacité du produit ne tient pas seulement à sa valeur intrinsèque, et que l'encadrement du professeur est primordial dans toute cette démarche. D'une certaine façon, dirais-je pour conclure sous forme de boutade, l'expérience m'a démontré que ce n'est pas le matériel informatisé qui «assiste» l'enseignement, mais bien plutôt, à l'inverse, l'enseignement qui «assiste» l'ordinateur.