Anne Baillot est Professeur en Études Germaniques à l'Université du Mans. Ses champs de recherche incluent le romantisme allemand, les recherches patrimoniales et les méthodes numériques pour les lettres, langues et sciences humaines.
Anne Baillot is a Full Professor in German Studies at Le Mans Université. Her research focuses on German Romanticism, Cultural Heritage, Textual Studies and digital methods for the Humanities.
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La réflexion présentée dans cet article s’articule autour de deux axes : d’une part, rassembler des outils théoriques pour aborder la question de la construction et de l’interprétation de sources historiques et, d’autre part, d’en éprouver la validité à partir d’une expérience de recherche spécifique numérique. La première partie est ainsi consacrée à la conceptualisation des notions de trace et d’archive, avant d’en venir en deuxième partie à la mise en pratique de telles réflexions dans le domaine numérique en partant de l’édition numérique
Cet article rassembler des outils théoriques pour aborder la question de la construction et de l’interprétation de sources historiques et d’en éprouver la validité à partir d’une expérience de recherche spécifique numérique.
En utilisant des méthodes transversales aux différentes disciplines des lettres et sciences humaines, les humanités numériques contraignent celles-ci à une redéfinition de leur champ. Les disciplines ayant une dimension historique (histoire politique, histoire économique, histoire des idées, histoire de la littérature, histoire de la philosophie, etc.) n’échappent pas à cette confrontation. L’historicité de leurs sources pose à l’ensemble de ces approches disciplinaires des questions méthodologiques similaires.
Si certains corpus historiques Corpus historiques
désigne ici des corpus, principalement de textes,
ayant une dimension historique, et non les seuls corpus étudiés dans le cadre
de recherches strictement historiographiques.xxe siècle nous donne les
moyens de reprendre de manière fructueuse les principes scientifiques énoncés à la
fin du xixe siècle pour les
rendre opérationnels dans le cadre du travail numérique sur les sources
scientifiques L’idéal [dix-neuvièmiste] de la science
historique allemande est la publication critique des sources d’où doit
découler, presque nécessairement, une interprétation juste. […] La critique
des écoles historiques du
xxe siècle a peu à peu réintroduit dans le champ de l’histoire des
questionnements théoriques […] ; le travail de l’École des Annales,
notamment, est trop important ici pour ne pas être mentionné. En même temps,
le statut privilégié de la source historique en soi a été battu en brèche :
on a réalisé que tout pouvait devenir source historique, à condition d’être
construit comme tel. […] L’informatique nous permet […] de reprendre le
concept de source et de le réévaluer.
Les approches numériques interrogent la notion de source et la mettent dans une
perspective en partie nouvelle. Cela tient au fait qu’elles sont les héritières
de traditions scientifiques diverses. Les notions de document
et d’ archive
sont chargées d’histoires disciplinaires et de
significations différentes en sciences humaines et en sciences de
l’information, ce qui n’est pas sans créer des confusions. Si l’on ne parle pas
de la même chose lorsqu’on parle d’archive par exemple, comment
opérationnaliser ce concept à l’interface de ces deux types de recherches
L’histoire en tant que recherche s’arrête au document comme chose donnée, même lorsqu’elle élève au rang de document des traces du passé qui n’étaient pas destinées à étayer un récit historique. L’invention documentaire est donc encore une question d’épistémologie. Ce qui ne l’est plus, c’est la question de savoir ce que signifie la visée par laquelle, en inventant des documents […], l’histoire a conscience de se rapporter à des événementsréellementarrivés. C’est dans cette conscience que le document devient trace, c’est-à-dire […] à la fois un reste et un signe de ce qui fut et n’est plus.
Deux aspects méritent ici d’être soulignés : d’une part, la relation entre
document et réalité (qualité d’invention de l’histoire comme un discours à la
fois forgé et se voulant porteur d’une vérité descriptive de faits
objectivables), d’autre part, la posture épistémologique qui en découle et qui
suppose de poser la source comme trace Que la trace soit un tel
moralistes
Mais ce que signifie la trace est un
problème non d’historien-savant, mais
d’historien-philosophe.
[…] l’historien, en tant que tel,
ne sait pas ce qu’il fait en constituant des signes en traces. Il reste,
à leur égard, dans un rapport d’usage
est fragile
vestige d’un passage
On ne peut penser la trace instituée
sans penser la rétention de la différence dans une structure de renvoi où
la différence apparaît
(quoi conserver ? quoi
détruire ?)
La trace n’est pas seulement la disparition de l’origine, elle veut dire ici […] que l’origine n’a même pas disparu, qu’elle n’a jamais été constituée qu’en retour par une non-origine, la trace, qui devient ainsi origine de l’origine. Dès lors, pour arracher le concept de trace au schéma classique qui la ferait dériver d’une présence ou d’une non-trace originaire et qui en ferait une marque empirique, il faut bien parler de trace originaire ou d’archi-trace. Et pourtant nous savons que ce concept détruit son nom et que, si tout commence par la trace, il n’y a surtout pas de trace originaire.
Dans cette perspective, il est non seulement impossible de discerner la dimension originaire de la trace, mais même essentiellement inconcevable de faire coïncider la notion de trace et celle d’origine. Ainsi, la trace n’est que construction, signe de quelque chose qui n’a aucun caractère originaire ou premier, et dont la pertinence pour la recherche historique nécessite bien d’être, à chaque instant, déconstruite pour être réévaluée.
La trace, vestige du passage autant que du passé, accumulée hors contexte et selon des mécanismes de sélection divers et parfois peu transparents, reste cependant l’objet principal matérialisant les sources telles qu’elles sont utilisées dans les disciplines à dimension historique et leurs recherches. Sa fragilité même se transmet à l’institution qui en garantit la transmission en l’ordonnant : l’archive.
Comme institutions ordonnantes, l’archive (l’unité archivistique, le dossier, la boîte) et les archives (l’institution patrimoniale) ont des structures similaires. Il s’agit, pour l’une comme pour les autres et chacune à leur échelle, de rassembler et de consigner les traces (majoritairement écrites) du passé de manière à ce qu’elles soient consultées non pas une, mais plusieurs fois, et non par une, mais par plusieurs personnes. Réactualisées dans des contextes différents, il leur est ainsi possible de déployer une variété de significations et d’exister non plus seulement en elles-mêmes, mais dans une pluralité de contextes. Archiver des traces écrites du passé, c’est donc, en ce sens, rendre possible l’émergence d’une pluralité de significations qui nécessite toujours la reconstruction d’un contexte perdu pour faire sens, reconstruction inévitablement spéculative puisque l’originaire, par définition, n’est plus. La nécessité de reconnaître ce manque est évidemment plus aisément acceptable mentalement lorsque le temps qui nous sépare de la trace est grand – l’archéologie ne peut se passer d’hypothèses de reconstruction. Inversement, plus l’histoire nous est proche, plus nous pouvons être tentés de croire que nous ne reconstruisons pas de contexte, mais que nous en saisissons la réalité d’origine. Il est plus facile de déconstruire ce qui nous est étranger que ce qui nous est proche, plus facile aussi de penser la reconstruction des pans manquants dans ce pour quoi les traces sont lacunaires que dans ce pour quoi on peut considérer ses sources comme une totalité.
Dans l’article qu’il consacre aux études classiques dans le
Classicists have for thousands of years been developing lexica, encyclopedias, commentaries, critical editions, and other elements of scholarly infrastructure that are best suited to an electronic environment. Classicists have placed great emphasis on systematic knowledge management and engineering.;
[David Packard] observed that software and systems were ephemeral but that primary sources such as well structured, cleanly entered source texts were objects of enduring value.Les sources primaires ici évoquées sont, du point de vue de mon argumentation, des représentations de traces.
Mais revenons au monde analogue. Là aussi, Derrida propose une vision radicale
de la fonction des archives en tant qu’instance de consignation : […] s’il n’y a pas d’archive sans
consignation en quelque lieu extérieur qui assure la possibilité de la
mémorisation, de la répétition, de la reproduction ou de la réimpression,
alors rappelons-nous aussi que la répétition même, la logique de la
répétition, voire la compulsion de répétition reste, selon Freud,
indissociable de la pulsion de mort. Donc de la destruction. […]
L’archive travaille toujours et
a priori contre
elle-même.
Chaque consultation et interprétation de la trace archivale contribue ainsi à sa destruction ; aucune reprise à l’identique n’est possible. L’assertion est vraie à deux niveaux : tout d’abord, matériellement, la consultation – de même que la conservation sans consultation d’ailleurs – n’empêchent pas le temps de faire son office. La consultation, qui seule peut faire émerger un sens de la trace, accélère le processus de délitement matériel. Si l’on scanne un document ou un artefact qui se dégrade, on ne contribue pas à conserver la source elle-même, mais une représentation de celle-ci, une trace de la trace, pour ainsi dire. Cela revient à dévaluer la trace de départ et à générer l’illusion d’une identité entre la trace et sa représentation.
L’archive se délite en même temps qu’elle déploie ses mécanismes de
conservation ; il est impossible de dissocier un mouvement de l’autre. Nous
savons que nous ne disposons pas de toutes les traces nécessaires pour
reconstruire la totalité du passé, mais, comme le demande Derrida : Comment peut-[on] prétendre
faire la
preuve d’une absence d’archive ?
C’est à une tout autre image qu’a recours Roland Barthes dans
Toute trace écrite se précipite comme un élément chimique d’abord transparent, innocent et neutre, dans lequel la simple durée fait peu à peu apparaître tout un passé en suspension, toute une cryptographie de plus en plus dense.
Que l’on considère l’approche des sources historiques comme un processus de
destruction ou comme un processus d’enrichissement, il semble dans tous les cas
difficile, voire impossible, d’échapper à un travail de reconstruction –
chirurgie plastique destinée à rendre la trace interprétable –, ou à un travail
de déconstruction, sans lequel le chercheur n’est pas à même d’articuler le
point de vue à partir duquel il opère la reconstruction. Si l’on n’échappe ni à
la reconstruction, ni à la déconstruction, alors la tâche essentielle du
chercheur travaillant sur des sources historiques est bien, inévitablement,
d’ordre épistémologique ; elle consiste à auto-réfléchir ses propres mécanismes
et les nommer, car il s’agit là,
Pour aborder ces questions, cette deuxième partie partira de l’expérience de constitution de corpus dans le contexte de l’édition numérique
Il va de soi qu’il aurait été souhaitable de travailler avec une plus grande quantité de textes pour pouvoir faire mieux émerger les structures en question, le but étant d’aller au-delà de l’étude de cas pour pouvoir tirer des conclusions générales. Mais ce qui fait la faiblesse de cette édition fait aussi sa force : si nous n’avons pas édité davantage de textes, c’est que nous avons annoté en profondeur. L’annotation est conçue pour permettre de mettre en évidence les phénomènes de collaboration et d’intertextualité : d’une part, les entités nommées sont informées en détail (personnes, lieux, œuvres, institutions, liens avec les fichiers d’autorité autant que cela est possible) ; d’autre part, un appareil d’annotation génétique (très allégé par rapport au module
Pour revenir sur la dimension de construction numérique d’une telle masse
documentaire, soulignons les dimensions qu’elle fait ressortir au regard des
réflexions faites en première partie. Tout d’abord, il s’agit d’un corpus
construit de toutes pièces à partir d’une question de recherche et non à partir
d’une tradition ou d’une autorité. Il n’est ni centré sur un auteur, ni sur une
tradition historique (un tout dont l’unité proviendrait de la conservation), ni
sur une construction idéologique propre à l’époque (comme l’aurait été le fait
d’axer le propos ne serait-ce que sur le romantisme, notion qui apparaît très
peu de temps après dans le discours d’époque, contrairement à l’usage de la
notion d’intellectuels autour de laquelle s’articule l’édition et la recherche
afférente
Le premier aspect à interroger pour comprendre ce travail de construction d’une
métasource, au sens proposé par Jean-Pierre Genet l’ensemble structuré des informations mises en forme
et transmises à l’ordinateur et traitées par lui
.
Les prémisses de saisie sont également problématiques du point de vue de la
recherche
Les fichiers d’autorité perpétuent en bonne partie le canon et ne permettent
pas fondamentalement de correctif historiographique puisque se trouvent en
général, ou en tout cas à un niveau statistiquement significatif, exclues de
ces ressources les personnes « secondaires », notamment les femmes. Or, il faut
attendre le xxe siècle pour
que les femmes publient plus souvent sous leur nom, ou à tout le moins sans
être dissimulées derrière un homme ou un nom d’homme. Pour tous les corpus
antérieurs à cette période, il est donc nécessaire non pas de se contenter d’un
lien de la ressource scientifique vers le fichier d’autorité pour pouvoir
agréger les données issues d’autres ressources : dans ce cas, la recherche doit
contribuer à structurer le fichier d’autorité, à mettre en lien, par exemple,
le prête-nom masculin et l’auteur femme, justifier des sources, et ce, pour
faire entrer un auteur de plus (certes de sexe féminin) au registre des traces
biographiques des temps passés, en restant donc dans le fond dans la tradition
historiographique de la domination existante du texte imprimé. Des acteurs
aussi essentiels au monde du livre que le sont les éditeurs jouent en
comparaison un rôle secondaire dans ce travail de référencement.
Ce cas particulier est intéressant dans la mesure où il montre tout d’abord la domination de la trace textuelle dans notre rapport aux sources historiques. Qui plus est, les ressources numériques étant elles-mêmes essentiellement textuelles, toute cette épistémologie encore à développer ne pourra pas vraiment se passer d’être une épistémologie textuelle. Enfin, on voit bien ici qu’il est moins facile de s’affranchir du canon que ce que l’on voudrait bien prétendre, alors même que voilà des décennies que la recherche est censée s’être affranchie de la domination de l’auteur (mais l’auteur est-il vraiment mort ?).
Venons-en, pour finir, à la question la plus complexe. Si tant est qu’on soit
en mesure de travailler avec le manque, avec la lacunarité des traces qui font
nos sources – ce qui suppose de lier activité de recherche et activité
d’archivage de manière très étroite – comment et où définir cette posture
singulière ? La ressource numérique ne devrait-elle pas être en mesure de se
passer d’une notice explicative formulée
La question des sources historiques numériques éclaire ainsi dans un même
mouvement la manière de les construire – qui reste, éminemment, humaine
Les formats numériques sont flexibles ; ils ne sont pas encore enferrés dans
des traditions qui compartimentent différents niveaux d’écriture et de
recherche. C’est à nous de nous en saisir de manière aussi créative que
rigoureuse, pour permettre d’y faire émerger et figurer, à côté des ressources
elles-mêmes, les fondements autant heuristiques qu’herméneutiques qui président
à la constitution de ces ressources. Le changement de média, de l’artefact ou
du papier au numérique, rend la prise de conscience du caractère éminemment
construit de toute ressource numérique plus aisé ; dans quelques générations,
il sera devenu si naturel qu’on l’oubliera. C’est de ce geste de méfiance
naturelle, d’étrangeté vis-à-vis de l’outil numérique que nous pouvons et
devons nous saisir pour ré-interroger notre posture scientifique. L’archive
numérique ne sera jamais qu’incomplète, reflet en cela de son longue durée
encore à définir, prisonnière d’une
temporalité qui la détruit si on n’en prend pas soin. D’autre part, l’archive
numérique doit accepter sa propre finitude. Il n’y aura sans doute jamais qu’un
pays riche en pétrole et pauvre en littérature comme la Norvège qui pourra
prétendre numériser la totalité de son patrimoine livresque. La question du
rapport à la quantité doit être posée, là aussi, de manière à ce que la
recherche puisse s’en saisir, c’est-à-dire en acceptant que le big
de
big data
soit différencié et mis en œuvre différemment : une
annotation très complexe d’un texte, voire même seulement des métadonnées
riches, représentent une quantité d’information plus significative que ne le
sont des gigaoctets de scans numériquement invisibles
. Où est le
plein, où est le creux ? Voilà ce que nous avons à nommer.
This paper presents first a theoretical framework on the concepts of trace and archive, and in a second step an operationalization of a digital approach to historical material based on these concepts. The second part is illustrated by the practical experience of developing the digital scholarly edition
Presents a theoretical framework on the concepts of trace and archive, and applies this theory to historical material.
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